Nova slalomait entre les tentes pour perdre ses poursuivants. Le public de ce soir avait été très réceptif, très enthousiaste. Rien ne réchauffait plus le cœur meurtri de la jeune lame que le contentement de son public. Elle avait obtenu la permission de se produire auprès du chef de la caravane et elle ne le regrettait pas. Quelle joie de voir tout ces visages souriants et ces applaudissements ! Il y avait quelque chose de transcendant dans le côté éphémère de cet art et tous, riches comme pauvres, y trouvaient quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes.
Pourtant, la jeune lame avait été submergée par leur trop plein d’émotions à la fin de la représentation. Ça avait faillit tourner à l’émeute près du feu de camp. C’est pourquoi elle avait préféré s’éclipser avant que cela ne dégénère.
Elle ne connaissait pas bien la vie des caravanes en fait. Autant qu’elle s’en souvienne, ses voyages avaient principalement un côté solitaire avec son pilote. Yann. Ce n’était pas le moment d’y penser. Elle devait d’abord trouver un moyen de sortir du camp sans attirer l’attention. Pas évident.
Soudain, Nova sentit qu’on lui saisit le bras avec force. Elle se dégagea, non sans mal, se retourna, prête à se défendre puis se rendit compte que la personne qui avait interrompu sa course était une vielle femme pas plus haute que son bassin.
L’ancienne s’appuyait sur une canne en bois d’ébène taillé et elle était presque ensevelie par une ribambelle de vêtements chauds accumulés en patchwork sur son dos fatigué. Un florilège de colifichets, tous plus étrange les uns que les autres, était suspendu à ces multiples oripeaux.
Malgré cet aspect inoffensif, il se dégageait de cette personne une aura puissante, oppressante, qui prit rapidement Nova à la gorge. Le visage ridé de la vielle, encadré de cheveux argentés, était marqué par de grands yeux noirs comme la nuit qui ne semblaient n’avoir rien perdu de leur éclat après les années. Ils semblaient transpercer la jeune lame de part en part.
Nova n’était clairement pas rassurée. La vieille femme l’avait abordée trop facilement alors qu’elle quittait précipitamment le lieu de la représentation. Elle semblait savoir qu’elle allait partir dans cette direction et s’était placée ainsi pour l’intercepter.
« La nuit est dangereuse, jeune lame. Ton cœur cherche mais ne trouve pas. Suis-moi si tu veux connaître son chemin. » Déclara l’ancienne d’une voix chevrotante.
Puis elle se retourna et commença lentement à emprunter l’allée de tentes qui menait vers l’Est du camp. Intriguée par le fait qu’elle avait été identifiée comme une lame alors qu’elle avait bien pris soin de cacher son cristal-cœur, Nova la rattrapa en quelques enjambées pour l’interroger.
« Attendez ! Qui êtes-vous ? Comment savez-vous ? - Ah voilà ! Les questions ! Elles viennent toujours en meute, comme des créatures affamées, affamées de réponses. » Répondit la vielle en continuant à avancer.
« Un peu de patience, ma jeune amie. Les apparences sont trompeuses surtout la nuit. Viens près de mon foyer si tu veux tout savoir. Je peux t’apporter la connaissance. Je peux t’aider à réveiller… Yann. »Nova était interloquée ! La vieille femme avait prononcé le nom de son pilote ! Qui pouvait bien être cette étrange dame ?
« Je vois dans ton regard la confusion, jeune lame. Nous avons tous nos secrets, ma chère. Mais je peux t’aider à trouver ce que tu cherches », souffla l’ancienne, avec difficulté.
- Vraiment ? Dans ce cas, hâtons-nous. Ils doivent toujours me chercher » rétorqua Nova en essayant de lui faire presser le pas.
Elle jeta un coup d’œil aux alentours, inquiète que ses poursuivants ne les ai rattrapées alors qu’elles devisaient. Nova remarqua alors qu’elles approchaient d’un étrange chapiteau de tissu violet qui laissait s’échapper une fumée sombre par le toit. Deux torches plantées sur des piquets encadrait l’entrée de ce qui semblait être la demeure de l’ancienne au vu de son pas décidé vers cet édifice.
La vieille lui indiqua l’entrée et Nova pénétra dans l’habitacle avec appréhension. Elle fit attention à ne pas déranger les différentes babioles, crânes et autres symboles ésotériques qui pendaient de toutes les aspérités de la toile tendue.
L’intérieur était aménagé en cercle avec un lourd tapis violet orné d’un pentacle rouge sang au centre. Un feu contenu brûlait doucement dans le coin le plus éloigné, générant la fumée repérée à l’extérieur qui s’élevait en courtes volutes vers le ciel nocturne visible au-dessus de la tête de la jeune femme par une ouverture dans le cône formé par la structure du chapiteau. De lourds coffres à l’aspect daté constituaient le seul mobilier de cette demeure pour le moins inquiétante.
Alors que Nova se demandait si elle ne ferait pas mieux de quitter au plus vite cet endroit, l’ancienne repoussa la toile de l’entrée et rentra sans un bruit derrière la jeune femme. Elle sourit à la face inquiète de la lame et s’installa de l’autre côté du tapis au sol où elle déposa sa canne. Faisant preuve d’une souplesse étonnante pour son âge, elle s’installa en tailleur et commença à sonder Nova qui ne savait pas où se mettre.
La jeune lame décida d’imiter la maîtresse des lieux et elle s’assit en face. Impatiente d’en finir avec cet entretien qui la mettait mal à l’aise, elle déclara:
« Merci de votre hospitalité. Mais je ne connais toujours pas votre nom. Vous êtes ? »« Aucune patience. Impulsive avec ça. Mais pour une lame de feu, rien d’étonnant. Mon nom, je l’ai oublié depuis longtemps. On m’appelle l’Indestinée ou l’Infortune. Je connais les routes du destin des hommes, les chemins des cristaux. Si tu es ici, c’est que c’était écrit. »« Comment savez-vous que je suis une lame de feu ? J’ai pris toutes les précautions du monde pour qu’on ne me remarque pas ». La veille femme ne répondit pas tout de suite. Elle laissa la question flotter dans l’air, se mêler à la fumée montante du feu. Les ombres dansaient à sa lueur sur l’espace de la toile tendue. L’Indestinée leva la tête comme si elle humait quelque chose dans l’air. Elle semblait ailleurs. Puis finalement, elle reporta son attention sur Nova.
« Mauvaise question. Savoir comment ne t’apportera rien. Tu dois savoir. Je peux t’ouvrir les portes du futur. De ton futur. »« Mon futur ? Vous avez parlé de Yann toute à l’heure. Comment pouvez-vous connaître le nom de mon pilote ? Vous savez comment l’aider ? » « Es-tu prête pour le savoir ? » Demanda l’Indestinée d’un ton énigmatique.
Nova hésita. Elle ignorait tous des intentions de la vieille femme qui lui faisait face. Rien ne lui disait qu’elle souhaitant vraiment l’aider. D’un autre côté, elle n’avait aucune piste. Elle s’était mise en route pour la capitale de l’Empire dans l’espoir de faire des recherches à la grande bibliothèque. Sans indications, elle ne savait pas vraiment combien de temps cela allait prendre. Peut-être le destin était-il vraiment en train du lui tendre la main ? Après le revers de fortune qu’elle venait de vivre, il lui était difficile de croire que de telles choses pouvaient arriver.
La nature optimiste (et peut-être un peu naïve) de la jeune femme prit le dessus sur son appréhension.
« Je suis prête » déclara-t-elle d’une voix qu’elle voulait assurée.
La vielle femme se tourna alors vers un des coffres de la pièce et l’ouvrit. Elle farfouilla quelques secondes à l’intérieur avant d’en tirer un jeu de cartes ouvragé. Les cartes étaient d’une qualité remarquable, à la tranche dorée, et leur dos représentait un ange et un démon se disputant l’espace d’un cercle ouvragé au centre duquel trônait l’arbre monde. De toute évidence, il s’agissait d’un tarot divinatoire. Nova regarda l’objet avec un mélange de fascination et d’inquiétude. La vieille voulait lire son avenir dans un jeu de tarot ?
Voyant le regard dubitatif de la jeune femme, l’Infortunée tenta de la rassurer.
« La voie des cartes est celle qui te convient, crois-moi. Toutes les âmes qui me consultent n’ont pas besoin de la même chose mais toi, ton Destin est tracé dans ce jeu de tarot. »Sans attendre de réponse, la vieille femme commença à étendre neuf cartes en trois colonnes sur le tapis devant elle. Elle passa sa main ridée au-dessus de chacune des cartes, une par une, comme pour les sonder. Nova remarqua une bague argentée ornée d’un œil stylisé sur l’index de la main droite de la divinatrice avant de se retrouver captivée par le mouvement lent de cette dernière.
L’Infortunée retourna d’un coup la carte centrale, dévoilant ainsi un dessin étrange. Deux gnomes semblaient touiller le contenu d’un chaudron au fond duquel le symbole de l’infini se dessinait, comme matérialisé par leur incessant manège. Une lune et un soleil occupaient les deux orbes au sein du signe ainsi formé.
« Ton Destin est inscrit dans quelque chose de plus grand que toi, jeune lame. Il te faut faire prendre du recul pour pouvoir y saisir quelque chose. L’Infini n’apparaît pas souvent, tu es… intéressante. » commenta l’oracle d’un ton amusé.
« Vous pouvez vraiment lire mon avenir dans ces symboles ? » répondit d’un ton incrédule Nova qui se sentait de plus en plus mal à l’aise. Pourtant, elle n’arrivait pas à détourner son attention de la carte, comme si le chaudron qu’elle représentait tentait de l’aspirer.
« Les cartes ne mentent pas, jeune lame. Elles parlent à ton cristal cœur. A ton tour de chercher la voie. Retourne la carte que ton cœur désire. »Devant l’invitation de la vieille femme, Nova était quelque peu désemparée. Elle se dit qu’elle ferait mieux d’en finir vite avec cet étrange tour de forain. Plus vite elle aurait quitté cette tente et mieux ça irait. Sans vraiment y réfléchir, elle retourna la carte la plus en bas à droite du jeu. Une faucheuse entièrement drapée de noir sous une pluie battante.
« La Mort. Elle t’habite. Elle a déjà élu place dans ton cristal cœur. Tu le sais et pourtant tu essaie de lui échapper. Tu nies ce que tu es devenue. »Comment ! Comment cette devineresse de pacotille pouvait être au courant de son sacrifice ? De l’horreur à laquelle elle avait dû souscrire pour tenter de sauver Yann ! Nova était médusée devant la révélation du talent de la devineresse.
« Tu comprends maintenant ? Les cartes disent la vérité, toute la vérité. Même si elle fait souffrir. Mais ne t’inquiète pas. Elles savent aussi guider. » déclara l’Infortunée en retournant la carte la plus proche d’elle à la gauche de Nova.
Deux épées stylisées s’y croisaient, comme un duel entre deux armes sans porteurs. En arrière-plan, deux femmes pleuraient.
« Ton chemin est pavé de conflits. Tu n’arriveras pas à ton but sans combattre. Tu devras surtout surmonter ton conflit intérieur. A ton tour. »La jeune femme était maintenant pleine d’appréhension. Elle savait pourtant qu’elle devait continuer. Elle retourna la carte à droite de l’Infini. Trois calices alignés se trouvaient devant une figure encapuchonnée qui semblait les regarder avec circonspection comme si elle devait faire un choix. Le calice le plus à gauche contenait un ensemble de fruits appétissants. Le deuxième était rempli d’or. Le troisième contenait une eau pure et était orné d’un œil stylisé.
« Ta rencontre avec ton Destin t’a forcé à un choix terrible. Tu devras en assumer les conséquences pour avancer. »La devineresse retourna ensuite les deux cartes les plus proches de Nova. Une représentation de Malhos tout en armes, au regard menaçant, occupait la première tandis que l’arbre-monde emplissait tout l’espace de la seconde.
« Ah ! les Aegis. Voilà qui devient très intéressant » déclara l’Infortune visiblement fébrile suite à cette révélation.
« Que voulez-vous dire ? Je dois chercher les Aegis ? » demanda Nova, maintenant absorbée par cette étrange séance de divination.
« Il semblerait que ton choix actuel te mène vers eux, oui » répondit l’Indestinée, songeuse.
« Mais n’allons pas si vite. Il reste tant de possibilités. Ouvre deux portes de ton Destin. » L'ancienne désigna le jeu étalé entre elles. Maintenant captivée, Nova retourna non sans appréhension deux nouvelles cartes. Uraya, le titan à forme de baleine jaillissait d’une mer de nuage sur l’une tandis qu’un chevalier sur sa monture semblait accompagner une jeune femme qui montait une magnifique jument blanche à ses côtés.
« Uraya… » prononça dans un souffle Nova.
« Oui, ta quête t’y mènera. Mais pas seule. Tu devras affronter nombre de dangers et tu ne pourras t’en sortir seule. Le destin t’amènera un compagnon auquel tu ne t’attendras pas. »La dernière carte face cachée semblait attendre qu’on la retourne. Nova pouvait presque sentir l’énergie qui se dégageait de cette ultime révélation. L’Indestinée mit fin à cette attente. La déception de Nova fut grande.
« La mer de nuage ? Qu’est-ce que ça signifie ? »La carte représentait seulement une mer de nuage calme se mouvant placidement. La devineresse sourit à la lame.
« Tu trouveras ce que tu cherches. Mais ton chemin doit rester voilé pour l’instant. Les cartes t’indiquent que tu dois poursuivre tes recherches, comprendre leur sens caché. N’oublie jamais ce qu’elles t’ont révélé et tu suivras le bon chemin pour accomplir ton Destin. »Nova était un peu déçue. Pourtant elle n’attendait rien de cette séance de divination. Elle se consola en se disant qu’elle avait obtenu plus que ce qu’elle était venue chercher. Il était temps de partir.
« Merci pour votre accueil. Je n’oublierai pas. » dit Nova en se relevant. Elle remarquait uniquement maintenant que ses jambes étaient engourdies.
« Pas si vite, jeune lame. Les cartes réclament toujours leur dû. » l’interrompit l’Indestinée.
L’atmosphère se refroidit d’un coup. Les flammes du feu semblèrent se rétracter, comme effrayées par le ton impérieux de l’oracle.
« Tu ne paieras pas aujourd’hui. Mais un jour, tu ne sauras pas lequel, je te demanderai de faire quelque chose pour moi. Ce jour-là, tu devras faire ce que je te demande, sans protester. Ce que les cartes t’ont donné n’est pas gratuit jeune intrépide. Est-ce bien clair ? » annonça calmement la devineresse.
Nova se sentit oppressée et contrainte d’accepter quelque chose d’immoral. Pourtant, elle n’avait pas le choix. L’ancienne l’avait piégée, sûrement comme tant d’autres. La lame de feu se sentait marquée et c’était extrêmement désagréable. Pourtant, elle les indications de l’oracle seraient surement précieuses pour la mettre sur le bon chemin pour sa quête. C’est tout ce qui comptait.
« Je suis prête à tout pour Yann. Vos visions m’ont montré le chemin. Si elles s’avèrent vraies, je remplierai avec plaisir ce contrat. »« Ne sois pas si enthousiaste à accepter ce que tu ne connais pas encore. Mais sache que le Destin te donnera ce que tu cherche si tu suis le chemin que les cartes t’ont indiqué. Va maintenant, je dois me reposer. »Ne se faisant pas prier, Nova quitta le chapiteau de l’Infortunée le cœur gros mais plus assurée quant à sa prochaine destination. La bibliothèque Impériale lui donnerait toutes les informations sur les Aegis et leurs liens avec Uraya.
* * *
« Elle va le trouver ? » Demanda la lame engoncée dans son armure de cuir noire en posant la dague argentée sur un des coffres. Elle prit la forme d’une corneille et tourna son œil de jais vers l’Indestinée qui rangeait son jeu de Tarot.
« Oui mais son histoire n’est pas facile, je le crains. Le soleil mettra du temps à briller pour elle, et la pluie ne sera jamais loin. » répondit la devineresse d’un air sombre.
La lame ne commenta pas, se contentant d’un croassement lugubre qui se perdit dans la nuit.
* * *
Le lendemain, Nova se réveilla à l’aube, réveillée par les rayons du soleil qui perçaient entre deux pics du cirque de pierre. Elle s’étira et bailla. Elle s’était réfugiée dans un renfoncement de la falaise pour échapper à l’attention que son dernier spectacle avait pu causer. Ce qui s’était passé la nuit dernière lui semblait un rêve étrange et elle n’était pas sûre de l’avoir vraiment vécu. Avant que la caravane ne se remette en branle, elle tenta de retrouver le chapiteau violet mais après avoir fouillé tout le camp, elle du se rendre à l’évidence : l’Infortunée et sa demeure avait disparu.
Quelques heures plus tard, alors qu’elle rejoignait la procession de marchands et de badauds qui reprenait sa progression vers la capitale impériale, elle se dit que les manuscrits de la bibliothèque lui indiqueraient si cette Indestinée existait vraiment ou du moins si ses révélations pouvaient l’avancer dans sa quête. Engoncée dans une cape à capuchon brune, la jeune femme passait inaperçue au milieu de la troupe bigarrée. « Il en serait ainsi jusqu’à Alba Cavanich » décida-t-elle mentalement.
Elle jeta un dernier regard au cirque de pierre maintenant dépouillé du campement puis poussa sa monture vers le reste de la caravane qui s’avançait en direction de l’horizon.